Page 91 - PetiteJeanne
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--Entends-tu ce qu'elle te dit, Marguerite? Elle a bien raison; les prières de notre curé, qui est un vrai
saint, sont aussi bonnes que celles des autres; est-ce que le bon Dieu ne les entend pas aussi bien ici
qu'à Solange?
--Pourquoi y a-t-il donc tant de gens qui font le voyage?
--Veux-tu que je te le dise? c'est pour courir, pour s'amuser; et puis, quand vous êtes allés là avec vos
enfants, vous ne vous en occupez plus: il faut que le bon Dieu les guérisse tout seul; vous trouvez ça
plus commode. Pourtant, s'il nous a donné l'instinct de nous soigner quand nous sommes malades, c'est
qu'il veut qu'on prenne la peine de le faire. Tiens, voilà monsieur le curé qui vient, demande-lui ce qu'il
en pense.»
M le curé dit que la prière est bonne partout.
«Monsieur le curé, cria Marguerite, est-ce qu'il y a du mal à faire le voyage de Sainte-Solange?
--Non, certainement. Si, en quittant votre maison pendant plusieurs jours, vous n'y laissez rien en
souffrance, et que votre mari et vos enfants soient bien soignés pendant que vous n'y serez pas, vous
ferez bien d'aller prier au tombeau de la sainte.
--Qu'est-ce que je te disais, Marguerite? dit Jeanne; as-tu besoin de laisser tout à l'abandon pour aller
au loin prier Dieu, quand il y a une église et un bon prêtre auprès de toi? Est-ce que Dieu n'est pas
partout et ne nous entend pas toujours?
--Oui, sans doute; mais il guérit mieux à Sainte-Solange qu'ici; c'est bien sûr.
--Tu crois que quand tu auras traîné ton petit malade à neuf lieues, par le froid de la nuit et la chaleur
du jour, il sera mieux disposé à guérir que si tu le soignais dans ta maison?
--Vous avez raison, Jeanne, dit M. le curé; Dieu veille partout aux besoins de ses créatures. Le plus
petit insecte trouve à sa portée la proie dont il se nourrit; la moindre fleur a sa goutte de rosée. Écoutez,
Marguerite, je suis loin de blâmer ceux qui vont à Sainte-Solange. Il n'y a pas de mal à faire un
pèlerinage, bien au contraire; mais si quelque chose en souffre chez vous, vous désobéissez à Dieu, qui
veut que la femme s'occupe de sa maison et de ses enfants.
--Ma foi, c'est un grand ennui que les enfants: j'en ai cinq, c'est bien trois de trop.
--Peux-tu dire des choses comme celles-là, Marguerite! c'est comme si tu souhaitais la mort de ces
pauvres petits. Que dirais-tu si l'on te proposait de te débarrasser de ceux qui sont de trop? lesquels
choisirais-tu?
--Tu me fais peur, Jeanne; je les aime tous de même, quoiqu'ils m'ennuient bien souvent.»
M. le curé reproche à Marguerite d'être paresseuse.
«Conviens, Marguerite, dit Jeanne, que tu as autant d'envie de courir que de prier au tombeau de
sainte-Solange.
--Dame! petite Jeanne, c'est bien amusant de voir tout ce monde!
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