Page 90 - PetiteJeanne
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--Vous avez raison, monsieur le curé; quand vous avez passé quelques moments auprès de moi, je suis
toujours plus forte pour supporter mon malheur; mais quand je suis seule avec les enfants, il me revient
tout de suite dans l'esprit, et je ne peux pas sécher mes larmes.
--Je vais aller à l'église demander à Dieu qu'il vous donne des forces; il faut, de votre côté, le prier
aussitôt que vous sentez votre chagrin prendre le dessus. Priez, soit chez vous, soit en travaillant chez
les autres; la prière est bonne partout, et, quand on appelle Dieu à son aide, il ne se fait pas attendre.»
Jeanne eut un petit garçon, dont Mme Isaure voulut être la marraine, et qu'on appela Louis comme son
père. Au bout d'un mois, elle le porta voir à maître Tixier, qui le trouva plus beau et plus fort que les
autres.
«Cela doit te consoler un peu, ma Jeanne.
--Ah! père Tixier, il ne faut pas se presser de se réjouir; il ne marche pas encore et il peut lui arriver
plus d'un malheur avant qu'il soit en état de travailler.
--N'as-tu donc pas assez de tes chagrins, ma Jeanne? faut-il donc que tu t'en fasses encore d'autres?»
Le petit Louis tombe en langueur.
Le père Tixier labourait pour rien les terres de Jeanne; mais, comme elle avait à payer les façons de ses
vignes, l'impôt, la moisson, il lui restait tout juste de quoi vivre et payer les mois d'école ainsi que les
livres de Paul. Cet enfant continuait d'être dur pour sa mère et pour sa soeur. Hors de la maison, il était
fort gentil; mais là, il tyrannisait ceux qui l'aimaient le plus. Quelquefois Nannette en pleurait; sa mère
lui disait:
«Nous sommes encore bien heureuses, ma fille, qu'il ne tourne pas au mal! Avec un esprit comme le
sien, il eût été impossible de le ramener dans le bon chemin. Il est honnête garçon, Dieu merci! il n'y a
que nous qui souffrions de son mauvais caractère; aussi m'a-t-il enlevé le peu de bonheur que Dieu
m'avait laissé.»
Un jour, Mme Isaure vint voir son filleul; elle le trouva bien chétif.
«Jeanne, si tu étais raisonnable, tu sèvrerais Louis; tu lui donnes de mauvais lait, parce que tu as trop
de chagrin, et tu fais beaucoup de mal à cet enfant.
--Mais, ma chère dame, il n'a pas une seule dent, malgré ses dix mois.
--C'est égal; le lait que tu lui donnes est un poison pour lui: crois-moi, sèvre-le tout de suite.»
Jeanne suivit son conseil: l'enfant se remit d'abord; mais il tomba bientôt en langueur. Marguerite dit à
Jeanne:
«Si j'étais à ta place, j'emmènerais Louis à Sainte-Solange pour le faire guérir: on lui dirait un évangile,
et il serait tout de suite remis.
--Maman, dit Nannette, les évangiles de M. le curé de Sainte-Solange valent donc mieux que ceux du
nôtre? Pourtant on peut bien dire que notre curé n'a pas son pareil sur la terre.
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