Page 88 - PetiteJeanne
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«Amène-moi les enfants, que je les embrasse pour la dernière fois!»
Ensuite il pria M. le curé d'entendre sa confession. Pendant ce temps-là, Jeanne était à genoux au pied
du lit, étouffant ses cris dans les couvertures. Après avoir fini, grand Louis dit:
«Monsieur le curé, je vous recommande ma femme et mes enfants; il y en a un qui lui donnera bien du
mal; soutenez-la, je vous en prie, pour l'amour de Dieu.
--Soyez tranquille, mon ami. Je suis fort attaché à Jeanne, qui a été élevée sous mes yeux; elle est
honnête et courageuse, et elle saura bien se soutenir.»
Grand Louis voulut répondre, mais il eut une convulsion et mourut.
Jeanne se jeta sur lui et poussa des cris déchirants, auxquels se joignirent ceux des enfants; ce fut une
scène de désolation. Jeanne fut prise d'une violente convulsion; quand elle fut revenue à elle, le curé
lui dit:
«Jeanne, ce grand chagrin-là n'est pas d'une chrétienne; c'est une révolte contre la volonté de Dieu.
--Monsieur le curé, vous ne savez pas tout mon malheur! Je vais avoir un autre enfant, un pauvre petit
qui ne verra jamais son père!»
Et elle recommença ses cris.
«C'est une raison de plus pour vous calmer, Jeanne. Vous êtes plus occupée de vous dans cette grande
désolation que vous ne le croyez. Votre mari reçoit en ce moment la récompense de sa vie honnête, et
il n'est plus à plaindre; le malheur tout entier est pour vous et pour vos enfants, qui vont souffrir si
vous ne vous occupez que de votre chagrin. Dieu ne veut pas que l'on néglige les vivants pour les
morts: c'est là un grand péché, et je ne pense pas que vous veuillez offenser Dieu.»
On enterre grand Louis.
Jeanne fut frappée de ce que lui avait dit M. le curé; elle se calma et fit de grands efforts pour retenir
ses cris. Elle fit mettre ses enfants à genoux devant le lit de leur père pour prier Dieu. Paul finit par se
rendormir, et elle le reporta sur son lit. M. le curé fit une lecture pieuse, et il s'en alla au jour. En
passant devant le Grand-Bail, il annonça la mort de grand Louis au père Tixier, et lui dit qu'il fallait
s'occuper de l'enterrement, parce que Jeanne était incapable de prendre ce soin.
Maître Tixier eut un grand chagrin de la mort de grand Louis, surtout en pensant qu'il s'était tué en
travaillant pour lui. Le pauvre homme était vieux et infirme, et depuis la mort de sa femme, qu'il avait
perdue au commencement de l'année, il baissait tous les jours. Il alla pourtant voir Jeanne.
«Ma chère fille, dit-il en entrant, voilà un grand malheur! Qui m'eût dit, à moi qui suis si vieux, que
j'enterrerais mon pauvre grand Louis? Mais tu n'as pas tout perdu, ma Jeanne, puisque je suis encore
là. Je ne te ruinerai pas pour la façon de tes terres, soit tranquille!
--Je sais bien que vous serez toujours bon, maître Tixier; mais qui me rendra mon pauvre homme que
j'aimais tant? Nous ne nous sommes jamais disputés, nous étions toujours de bon accord; c'était un vrai
petit paradis que notre ménage.
--Ma fille, comme c'est la volonté de Dieu que vous soyez séparés, il faut bien s'y soumettre.»
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