Page 87 - PetiteJeanne
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--Eh bien! ma chère dame, puisque vous êtes assez bonne pour vous occuper de ce qui nous manque, je
vous dirai que nous avons vendu notre dernière pièce de vin pour payer l'impôt. Je me désole en
pensant que grand Louis va boire de l'eau pendant les chaleurs. Si vous pouviez nous donner de la
piquette, vous nous rendriez grand service.

--Je ne veux pas que ton mari boive de la piquette; cet homme a grand besoin de se restaurer et de
reprendre des forces pour les travaux de la saison; ce soir je t'enverrai une pièce de vin, tu peux y
compter.»

                                Grand Louis fait une terrible chute.

Il y eut trois années de fertilité; grand Louis avait retiré ses deux billets des mains du père Colis, qui
était mort peu de temps après. Jeanne, n'ayant plus rien à payer, vit l'aisance revenir chez elle et put
faire des économies. Nannette avait quatorze ans; elle savait parfaitement lire, écrire et compter, et
tenait la maison aussi bien que sa mère, qui pouvait alors travailler pour les autres tous les jours.
Sylvain ne quittait plus M. le curé; Paul allait à l'école et apprenait bien ce qu'on lui enseignait; mais
son caractère ne s'améliorait pas. Il faisait la désolation de sa famille, pour laquelle il ne semblait pas
avoir la moindre affection.

Un jour que Jeanne fanait du sainfoin pour le père Tixier, elle entendit un grand bruit du côté de la
ferme; chacun courait et criait. Se doutant bien qu'il était arrivé quelque malheur, elle courut ainsi que
les autres femmes. En arrivant auprès de la maison, elle vit tout le monde rassemblé, et elle s'avança
pour voir aussi. On était si occupé que personne ne fit attention à elle. Tout à coup elle poussa un
grand cri: c'est qu'elle venait de voir son mari étendu par terre, sans connaissance et la tête toute
fracassée. Elle se jeta sur lui sans pouvoir dire un mot. On était allé avertir M. le curé, qui vit tout de
suite qu'il n'y avait pas de remède; il dit pourtant qu'on allât promptement chercher un médecin. On
raconta comment le malheur était arrivé: grand Louis était monté sur l'échafaud de la grange pour
ranger ce qui restait de l'ancien fourrage et faire de la place au sainfoin nouveau; une planche ayant
basculé, il était tombé sur la roue d'une charrette qu'on avait remisée là, et il s'était crevé la tête.

On posa le pauvre blessé sur une civière où l'on avait étendu un lit de plumes, et on le porta chez lui.
Sa femme le suivait suffoquée par les larmes. M. le curé lava la plaie et la banda en attendant le
médecin. On fit respirer du vinaigre à grand Louis, il ouvrit les yeux et rencontra ceux de Jeanne qui le
regardait en pleurant.

«Ma pauvre femme, lui dit-il, c'est fini, je le sens bien. J'ai le corps brisé. Il ne faut pas trop te désoler;
dans ton malheur, le bon Dieu a eu pitié de toi en me faisant mourir tout d'un coup au lieu de me tenir
au lit pendant longtemps; tu aurais tout dépensé pour me soigner et tu serais restée dans la gêne.»

Jeanne l'embrassa sans pouvoir lui répondre.

                                         Mort de grand Louis.

Le médecin arriva, et, après avoir déshabillé le malade, il déclara qu'il avait quelque chose de rompu
entièrement et qu'il ne pourrait en revenir; il pansa pourtant sa plaie qui était affreuse, et dit en partant
à M. le curé que grand Louis ne passerait pas la nuit.

Le digne prêtre ne voulut pas quitter Jeanne, à qui il ne cacha pas ce qu'avait dit le médecin; ils
restèrent auprès du malade, qui était toujours assoupi. M. le curé récita tout haut les prières des
agonisants, et Jeanne alluma un cierge à côté du lit. Vers deux heures du matin, grand Louis ouvrit les
yeux et appela sa femme:

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