Page 93 - PetiteJeanne
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intelligent et beaucoup plus instruit que les autres enfants de son âge, car il a bien profité de tout ce
que je lui ai appris. Je voudrais le placer chez un notaire de mes amis, à qui j'en ai déjà parlé.

--Croyez-vous, monsieur le curé, qu'il puisse être heureux en ville, où il n'aura personne pour l'aimer?

--Laissez donc, Jeanne! les gens chez qui je le placerai lui serviront de famille; c'est une maison
honnête, où il sera bien tenu et ils ne lui donneront que de bons exemples.

--Monsieur le curé, vous en savez plus long que moi là-dessus; mais j'aurais mieux aimé qu'il restât
paysan comme son père; c'est encore l'état qui donne le plus de bonheur et où on est le moins exposé à
mal faire.

Jeanne s'occupa de mettre en ordre les effets de Sylvain; elle fit refaire à sa taille les plus beaux habits
de son père, et M. le curé le mena chez son ami le notaire.

                       Jeanne s'aperçoit que le petit Louis sera un enfant
                                                  simple.

Louis avait trois ans; sa santé s'était raffermie et il était devenu très-fort; il parlait peu, et ce qu'il disait
ne ressemblait pas aux propos des autres enfants; ses yeux étaient grands, mais tout singuliers. Il
courait après tout ce qui brillait pour s'en saisir. Il s'était brûlé plus d'une fois à la chandelle, et plus
d'une fois aussi il avait retiré du feu le bois enflammé pour jouer avec; enfin, un jour il s'était jeté dans
le ruisseau pour prendre le soleil qu'il voyait dans l'eau. Sa mère, ou bien sa soeur, ne le quittaient plus,
de peur d'accident. Jeanne dit à la marraine de l'enfant:

«Je ne peux plus m'abuser, madame, mon pauvre Louis sera simple toute sa vie, si même il ne devient
pas idiot tout à fait.

--Tu n'en sais rien encore, Jeanne; il pourra devenir un homme comme les autres; pense donc qu'il est
bien jeune!

--Madame, je ne peux pas m'y tromper, parce que ce n'est pas la première fois que je vois des simples;
il sera toute sa vie l'enfant du bon Dieu; je ne pourrai pas le quitter un instant.

--Ma pauvre Jeanne, c'est une grande épreuve que le ciel t'envoie.

--J'en ai du chagrin, madame, mais je n'en murmure pas; les enfants simples ont une âme comme les
autres, et ils n'offensent jamais le bon Dieu. Puis il m'aime tant, le pauvre innocent!

--Eh bien! Jeanne, si tu ne peux plus travailler à cause de Louis, donne-moi Nannette, j'en aurai soin
comme si elle était ma fille; elle ne te coûtera plus rien à nourrir: au contraire, elle pourra t'aider avec
ce qu'elle gagnera chez moi.

--Merci, ma chère dame; j'aurai bien de la peine à m'en séparer, car elle aime mon Louis quasi plus que
moi; mais nous sommes trop de deux femmes dans la maison, et je serai bien heureuse de la savoir
avec vous.»

                        Nannette a un grand chagrin de quitter sa mère.

A peine Mme Isaure fut-elle partie, que Nannette, qui pleurait dans l'autre chambre, parce qu'elle avait
tout entendu, se mit à éclater:

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