Page 86 - PetiteJeanne
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--Maître Tixier, dit Jeanne, il n'y a pas d'orgueil là dedans. Vous avez été si bon pour nous, que c'était
notre devoir de nous gêner pour vous rendre votre argent; vous aviez bien vos peines, vous aussi!

--Tu as beau dire, Jeanne, je ne te passe pas cette menterie-là. Voilà donc pourquoi je vous trouvais si
mauvaise mine à tous! Paul, dis-moi ce que tu as mangé cet hiver?

--Du pain d'orge bien souvent, et bien souvent rien du tout; on mangeait des pommes de terre cuites à
l'eau, absolument comme vos porcs.

--Voyez-vous, monsieur le curé! Je vous dis que c'est de l'orgueil, moi!

--Quoique j'admire votre courage, Jeanne, je m'étonne que vous n'ayez pas voulu être assistée par votre
ancien maître, ou par Mme Dumont, dit le curé.

--Monsieur, ils avaient bien assez de pauvres à nourrir, et qui étaient plus malheureux que nous; nous
devions encore cent francs à notre maître, qui nous a aidés de si bon coeur à bâtir notre maison. On ne
sait ni qui vit ni qui meurt; si grand Louis venait à manquer, comment ferais-je pour payer? Quand il y
a des mineurs, on ne peut vendre qu'en justice, et notre petit bien serait mangé en frais. Enfin, le
mauvais temps est passé, les journées de mon mari vont nous suffire à présent. L'herbe pousse, et ma
vache, qui ne m'a presque rien rapporté cet hiver, faute de fourrage, va donner un peu de beurre que je
vendrai chaque semaine.

--C'est égal, Jeanne, je ne suis pas content, et, si ton mari s'avise de vouloir me payer le labourage de
ses champs, je ne le regarderai de ma vie.

--Et comme il y a un peu d'orgueil au fond de tout cela, dit M. le curé, je vais en rendre compte aux
dames Dumont.»

                             Mme Isaure fait des reproches à Jeanne.

Une demi-heure après, Mme Isaure entra.

«Comment, Jeanne, tu as souffert tout l'hiver, et tu ne m'en as rien dit! et, quand je te demandais
pourquoi tu étais si maigre, tu me répondais que c'était le froid qui te faisait mal! Toi, mon amie, la
nourrice de ma fille, tu as manqué de pain, et je n'en ai rien su!

--Ma chère dame, vous aviez bien assez de tous vos autres pauvres; il n'y a pas eu grand mal, comme
vous voyez, car nous sommes tous bien portants.

--Que tu aies eu le courage de souffrir, ainsi que ton mari, je le conçois; mais je ne t'aurais pas crue
capable de voir souffrir tes enfants.

--Madame, ne valait-il pas mieux qu'ils pâtissent un peu que de leur donner l'habitude de demander et
de compter toujours sur les autres? S'ils ont été mal nourris, ils n'ont pas souffert de la faim, je vous
l'assure; ils n'ont pas trop mauvaise mine, et, si grand Louis et moi sommes maigris, c'est plutôt par
l'inquiétude que par le manque de nourriture.

--Jeanne, je t'en veux beaucoup de m'avoir caché ta position, surtout quand je t'en ai parlé la première.
Je t'en prie, dis-moi sincèrement si tu as besoin de quelque chose.

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