Page 92 - PetiteJeanne
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--Ainsi, c'est pour voir du monde que tu fais faire à ton enfant neuf lieues pour aller et autant pour
revenir, et que tu laisses les autres tout seuls avec leur père, qui ne pourra pas s'en occuper, forcé qu'il
est de gagner ses journées; ils n'auront point de soupe à manger, ni les uns, ni les autres, et leurs lits ne
seront pas faits; puis tu seras si lasse en revenant, que tu ne pourras rien faire le lendemain. Est-ce
raisonnable, voyons?
--Écoutez bien ce que vous dit Jeanne, ajouta le curé; vous n'êtes pas travailleuse, et, si Claude était
malade seulement pendant huit jours, il faudrait envoyer vos enfants mendier. Si vous étiez bien
propre, bien courageuse; si, au lieu d'aller causer dès le matin avec vos voisines, vous faisiez votre
ménage et que vous eussiez soin de tenir vos enfants propres, ils se porteraient bien et vous n'auriez
pas la douleur de les voir dans un si triste état. Dieu bénit le travail, parce qu'il nous a tous faits pour
travailler, et c'est une bonne manière de le prier que d'avoir du coeur à son ménage. Si vous désirez des
neuvaines pour guérir votre enfant, je les ferai pour vous, moi!
--Vois donc, Marguerite, si tu mérites qu'on soit si bon pour toi! Allons, dis-nous la vérité: es-tu
contente quand tu as couru toute la journée, un enfant sur les bras, au lieu de veiller à tes affaires?
--Non, ma Jeanne; c'est bien vrai que je ne suis pas contente; je sens au-dedans de moi quelque chose
qui me gêne, qui me tourmente.
--Et quand tu as bien travaillé toute la journée, que tu es à souper avec ton homme et tes enfants, et que
tu as ton gain dans ta poche, que ressens-tu?
--Jeanne, je suis légère comme l'oiseau; je vas, je viens, je chante, j'embrasse les petits.
--Marguerite, dit M. le curé, ce quelque chose qui n'est pas content au-dedans de vous quand vous ne
faites pas votre devoir, et qui chante quand vous avez bien travaillé, c'est la conscience, c'est la voix de
Dieu qui parle dans votre coeur. Si vous l'écoutiez, vous seriez toujours heureuse, et il y aurait plus
d'aisance dans votre maison.
--Monsieur le curé, c'est que, quand il me prend envie de faire quelque chose, je le fais tout de suite
sans en penser plus long. J'en suis fâchée après, mais c'est plus fort que moi; il faudrait que Jeanne fût
toujours à mon côté.
--Comme elle ne peut quitter sa maison ni son ouvrage pour s'occuper de vous, ce sera moi qui irai
tous les matins, avant de dire ma messe, voir si vous êtes en bonne disposition de travailler.
--Monsieur le curé, dit Jeanne, vous ferez là une grande charité; Marguerite n'est pas plus mauvaise
qu'une autre; mais je le lui ai déjà dit, si elle continue, il lui arrivera malheur.»
M. le curé veut placer Sylvain en ville.
Jeanne dit un jour à M. le curé:
«Vous avez pour mon Sylvain de trop grandes bontés, vous en faites un monsieur; il serait bien temps
qu'il s'occupât de cultiver nos terres; il en sait plus long qu'il ne lui en faut; qu'il apprenne donc à
présent à manier la charrue.
--Jeanne, cet enfant est si doux et en même temps si délicat, que je ne puis m'habituer à penser qu'il
passera sa vie à piocher la terre. N'y a-t-il pas mille autres manières de gagner son pain? Il est très-
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