Page 58 - PetiteJeanne
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--Grand Louis, si vous avez toujours votre idée sur moi, ce sera quand vous voudrez; mais il faut en
parler à maître Tixier.
--C'est trop juste, ma Jeanne; je vais lui en dire un mot, et pas plus tard que ce soir.»
Au lieu d'aller à l'écurie se coucher en même temps que les autres, grand Louis resta et, s'approchant
de maître Tixier, il lui dit:
«Notre maître, Jeanne et moi nous voulons nous marier, et nous vous demandons votre avis.
--Qu'est-ce que tu me dis là, grand Louis? Vous marier! me quitter! mais tu veux donc ma ruine? Que
veux-tu que devienne ma maison, quand vous n'y serez plus? Qui donc aura soin de ma pauvre femme
qui ne bouge plus du lit? Joséphine est encore trop jeune pour gouverner le ménage; Simon, qui n'a pas
tiré à la conscription, n'est pas capable de tenir la charrue toute la journée dans les terres fortes; et si je
tombais malade aussi, qui donc surveillerait les autres domestiques? Est-ce que tu veux perdre ma
maison? Qu'est-ce que je t'ai fait, pour que tu me mettes dans une si grande peine?
--Notre maître, il ne faut pas vous échauffer comme ça, il faut écouter la raison. Vous savez bien qu'il
y a trois ans j'ai demandé Jeanne, et qu'elle a refusé de se marier parce qu'elle voyait que la maîtresse
ne pouvait se passer d'elle: la pauvre fille vous aimait trop pour vouloir vous laisser dans l'embarras.
Mais à présent que Joséphine peut remplacer sa mère, nous voulons nous marier. C'est assez avoir
attendu; car enfin la jeunesse se passe, voyez-vous, notre maître!»
La maîtresse dit qu'il faut les laisser marier.
«C'est donc bien vrai que tu veux nous quitter, petite Jeanne? dit la maîtresse, qui ne dormait pas et qui
avait tout entendu.
--Ma chère maîtresse, je n'ai point de parents; si j'avais le malheur de vous perdre tous les deux, je ne
pourrais me faire à d'autres maîtres, et je ne trouverai jamais un autre homme comme grand Louis, que
j'aime depuis longtemps.»
Maître Tixier avait la tête dans ses mains et restait sans mot dire.
«Elle a raison, notre homme; il faut les laisser marier, mais à la condition qu'ils ne nous quitteront pas.
--Oui, dit le maître; promettez-moi de rester tant que Joséphine ne sera pas mariée. --Puisque vous le
voulez, nous resterons avec vous, n'est-ce pas, petite Jeanne?
--Mais, dit-elle, quand les enfants viendront, je ne pourrai plus faire autant d'ouvrage; ils crieront et ça
vous ennuiera.
--Ne t'en inquiète pas, dit Louise; c'est moi qui les soignerai, tu n'en auras pas l'embarras.
--Est-ce que mes enfants n'ont pas crié? dit le maître; est-ce que ceux qu'auront Joséphine et Simon,
quand ils seront mariés, ne crieront pas? et n'es-tu pas notre enfant aussi bien qu'eux?
--Que vous êtes donc bons, tous! dit Jeanne.
--Ainsi, c'est entendu, vous ne nous quitterez pas?»
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