Page 62 - PetiteJeanne
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«Maître Tixier, dit l'officier, vous devez remercier Dieu de vous avoir donné d'aussi bons domestiques,
car on n'en rencontre pas souvent de semblables. Savez-vous qu'on fait très-bonne chère chez vous? je
n'ai jamais rien mangé de meilleur que cette étuvée et cette fricassée noire.
--Oh! c'est que la petite Jeanne est une fine cuisinière.»
Quand on servit une belle dinde rôtie à point, l'officier s'écria:
«Comment! ce n'est donc pas fini?
--Et ce pâté, et les écrevisses, et la galette, et puis les friandises! C'est que Jeanne veut que rien n'y
manque.
--C'est vraiment beaucoup trop! Que faites-vous donc, maître Tixier, quand vous mariez vos filles, si
vous donnez un repas comme celui-ci à deux personnes?
--Je n'en fais pas davantage, monsieur l'officier; seulement, au lieu d'un pâté il y en a quarante; au lieu
d'une dinde j'en mets quinze, et ainsi de tout; puis l'on défonce deux pièces de vin pour qu'il soit plus
tôt tiré.
--Hé! hé! comme vous y allez dans votre pays! Et quand marierez-vous cette jolie blonde qui me
donne une assiette?
--Si maître Tixier veut m'écouter, dit Étienne Durand, le maréchal des logis chef, et que Joséphine n'ait
pas oublié son ancien ami Tiennaud, qui s'amusait à la faire sauter quand elle était petite, ça ne tardera
pas. Si tu veux m'attendre, Joséphine, tu ne t'en repentiras pas; tu seras bien heureuse avec moi.
--Ça n'est pas de refus, Étienne, dit le père Tixier: vous êtes de braves gens et ça me va; mais il me faut
un gendre qui demeure avec moi, je t'en avertis.
--Justement, il y a trop de monde chez nous pour que j'y trouve place. Voyons, Joséphine, est-ce que je
te fais peur, que tu détournes la tête?»
Joséphine rougit et ne répondit rien; mais Jeanne dit:
«Étienne, revenez après avoir fini votre temps de service, et ne vous occupez pas du reste.»
L'officier demande à maître Tixier s'il est heureux.
«Vous m'avez l'air d'être fort heureux, maître Tixier, dit le capitaine; je connais bien des gens plus
riches que vous et qui n'ont pas le bon esprit de savoir se contenter de leur sort.
--Ma foi, monsieur l'officier, quand tout mon monde se porte bien et est à l'ouvrage, que les blés sont
bien venants et les bergeries en bon état, je ne vois pas trop ce qui pourrait me manquer.
--Mais la grêle, les maladies?
--Que voulez-vous, monsieur! Dieu a bien fait ce qu'il a fait; nous savons ça mieux que les autres, nous
qui travaillons à la terre et qui soignons le bétail. La grêle et les autres fléaux sont des épreuves que
Dieu nous envoie, et il ne faut pas en murmurer. Les maladies nous avertissent que notre corps ne peut
pas toujours durer, ou bien que nous le gouvernons mal.
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