Page 61 - PetiteJeanne
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--Je vous dis, monsieur le capitaine, que je n'ai pas envie de vendre mes juments.

--Pourquoi donc, mon ami? Avec la moitié du prix que je vous en donnerai, vous aurez deux poulains
de trente mois qui feront parfaitement votre service et qui deviendront à leur tour de beaux chevaux
entre les mains de votre homme, qui s'entend si bien à les soigner.

--Monsieur l'officier, il faut dîner avec nous! nous traiterons cette affaire-là le verre à la main. Ce n'est
que le dîner d'un paysan, mais le coeur y est.

--Pas pour aujourd'hui, mon ami; j'ai un rendez-vous à la ville avec le maquignon; mais je viendrai
après-demain, et, si vous voulez que nous fassions marché, je me prie à dîner sans cérémonie.

--C'est dit, monsieur l'officier; et toi, Étienne, tu n'y manqueras pas: il faut renouveler connaissance.

--Merci, père Tixier; je viendrai, soyez-en sûr,» dit-il en regardant Joséphine.

                          Maître Tixier veut qu'on donne un bon dîner
                                                à l'officier.

«Allons, Jeanne, et toi, Joséphine, il faut se distinguer, mes enfants; nous allons bien régaler l'officier,
afin qu'il se souvienne des dîners du Berry quand il sera retourné à son corps.»

Le surlendemain, les deux militaires arrivèrent à midi. Le dîner était prêt. Maître Tixier, assis dans son
fauteuil de paille, avait la jambe étendue sur une petite chaise et appuyée sur un oreiller; on donna le
fauteuil de la maîtresse à l'officier, qui dit en se mettant à table:

«Eh bien? maître Tixier, avez-vous fait vos réflexions?

--Monsieur le capitaine, mangeons d'abord en repos, puis on parlera d'affaires. Simon, va-t'en au
cellier, mon garçon; tu chercheras derrière la cuve, dans le coin à gauche, il y a quelques bouteilles de
vin vieux que je gardais pour une bonne occasion; tu vas les apporter sans les remuer et Jeanne les
dépotera.

--Mais pourquoi ces deux jolies filles ne se mettent-elles pas à table avec nous? dit le capitaine en
mangeant la soupe.

--Monsieur, dans notre pays, les femmes ne se mettent jamais à table avec les hommes, et le maître
mange toujours tout seul; je trouve la coutume bonne et je la conserve.

--Vous avez là une belle famille, ma foi! je vous en fais mon compliment.

--Tout n'est pas là, monsieur: j'ai une fille mariée dans le voisinage; mais cette grande brune n'est pas à
moi: c'est notre servante, la femme du laboureur qui soigne les juments; ce qui n'empêche pas que je
l'aime autant que mes propres enfants. Elle a dressé mes filles mieux que si je les avais mises dans les
pensions; et, si je n'avais pas ma pauvre femme infirme, là, dans son lit, j'aurais le coeur léger et l'esprit
tranquille avec Jeanne et son mari pour soigner ma maison.»

                        Étienne Durand demande Joséphine à son père.

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