Page 57 - PetiteJeanne
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Tout était bien ordonné; on avait mis une table dans la belle chambre pour M. le curé, la famille
Dumont, le père et la mère du marié et les parrains et marraines. Maître Tixier la gouvernait, et l'on
avait levé la maîtresse, qui était à un bout, dans son grand fauteuil, entourée d'oreillers. La mariée
servait avec le marié, et de temps en temps elle allait visiter les autres tables.
«Mon Dieu, mère Tixier, dit la mère Jusserand, on dirait que tu es fâchée d'avoir mon Guillaume pour
garçon? C'est pourtant un bon enfant, je t'assure.
--Ce n'est pas cela qui me peine, ma chère; mais tu vas emmener Solange et j'en ai un grand chagrin.
--Laisse donc! elle ne sera pas si loin de toi.
--C'est vrai, mais je ne la verrai plus à tout moment, comme j'en ai la coutume.
--Ma femme, dit maître Tixier, sois donc plus raisonnable; est-ce qu'on a des enfants pour soi? Ne faut-
il pas que leur contentement passe avant le nôtre? Voyons, fais-nous donc un meilleur visage! Tiens!
voilà nos maîtres qui viennent: ne vas-tu pas leur faire la mine?»
La famille Dumont entra et se mit à table. Les demoiselles avaient apporté une belle couverture de
laine blanche à Solange et un gobelet d'argent pour le marié.
Jeanne veille à tout.
Jeanne veillait à ce que rien ne manquât sur les tables dressées dans la grange et sur celles de la
maison. Quand un plat était fini, elle en servait promptement un autre tout semblable. Elle faisait la
part des pauvres, qui s'étaient rangés le long des murs de la bergerie pour recevoir ce qu'on leur
donnerait; elle leur apportait de tout ce qu'il y avait à la noce, et une chopine de bon vin à chacun. Les
uns s'asseyaient sur le chaume pour manger leur part, d'autres l'emportaient à leurs enfants. Jeanne qui
les connaissait tous, avantageait en cachette ceux qui avaient beaucoup de famille; elle venait de temps
en temps voir s'il ne manquait rien à la table du maître, qui disait à sa compagnie:
«Vous voyez bien Jeanne! elle songe à tout. Je ne m'inquiète pas plus de la noce que si ce n'était pas
chez nous qu'elle se fît. Je suis sûr que personne ne manquera de rien, pas plus les pauvres que les
autres.»
Après la noce, l'on prit une autre bergère, et Joséphine put rester à la maison pour remplacer sa soeur.
La maîtresse avait bien du chagrin du départ de sa fille aînée; mais elle se consola quand Jeanne eut
dressé sa soeur. Louise grandissait à vue d'oeil et savait joliment lire, écrire et compter; elle était fort
adroite, et faisait de ses doigts ce qu'elle voulait. Sa mère, qui la gâtait un peu, n'avait pas voulu qu'elle
allât aux champs comme les autres. Cette enfant ne pouvait pas vivre sans sa Jeanne, et elle avait
demandé à coucher dans la boulangerie à la place de Solange. Tout allait bien à la maison, sauf la
maîtresse, qui gardait presque toujours le lit.
Grand Louis déclare à son maître qu'il veut se marier.
Il y avait déjà deux ans que Solange était mariée; on approchait de la Saint-Jean. Grand Louis dit à
Jeanne:
«Tu as fait ton devoir, petite Jeanne; tu as bien soigné la maîtresse et la maison aussi; à présent que
Joséphine est capable de gouverner tout le monde, veux-tu nous marier?
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