Page 54 - PetiteJeanne
P. 54
Tout le monde aime Jeanne.
Tous ceux qui venaient au Grand-Bail aimaient Jeanne, parce qu'elle était avenante pour tout le monde,
pour les pauvres comme pour les autres.
Quand de petits enfants demandaient à la porte, elle les faisait entrer, les débarbouillait, leur lavait les
mains. Si elle n'avait rien à mettre sur leur pain, elle tirait de la piquette pour qu'ils pussent le tremper;
ou bien, s'il y avait de la beurrée4, elle la leur donnait à boire. L'hiver, elle faisait cuire des pommes de
terre sous la cendre pour réchauffer l'estomac de ces pauvres petits. Si des femmes âgées venaient
demander l'aumône, elle les faisait asseoir au coin du feu; elle ôtait elle-même leur capote et la posait
sur un lit, puis elle bassinait leurs sabots, et il était bien rare qu'elle n'eût pas quelque reste de soupe à
leur donner. Quand elles s'étaient bien reposées, elles les reconduisait jusqu'au chemin, pour qu'elles ne
se heurtassent pas contre les charrettes, le bois, et tout ce qui encombre la cour d'une ferme.
Note 4: (retour) Dans quelques pays on dit batture; c'est ce qui reste de la crème, lorsqu'elle a été convertie en beurre.
Après la Toussaint, l'on cassa les noix à la veillée; Jeanne, qui allait souvent chez Mme Dumont, en
avait rapporté le Livre de morale pratique. C'est un livre bien instructif et bien amusant, et elle en lisait
tout haut de beaux passages à la veillée du dimanche.
Elle lisait fort bien. Quand les autres ne comprenaient pas, elle leur faisait des explications
parfaitement claires, avec toute la patience et la complaisance possibles. Quelquefois, dans la semaine,
les filles de maître Tixier voulaient la forcer à lire; mais elle s'y refusait, en disant qu'il fallait qu'elle
cassât des noix comme tout le monde. Comme, depuis que la mère Tixier était tout à fait arrêtée, on
restait dans la maison pour la désennuyer un peu, au lieu d'aller veiller dans la bergerie, la bonne
fermière disait à Jeanne:
«Lis donc, les autres feront ta part d'ouvrage et veilleront un peu plus tard.
--Ce ne sera toujours pas grand Louis, dit la petite Louise; il reste là la bouche ouverte, avec ses gros
yeux fixés sur la petite Jeanne, comme s'il voulait la manger.»
C'est qu'en effet il était bien changé, grand Louis! Au lieu de brusquer tout le monde, il était doux et
complaisant, surtout pour Jeanne; il n'allait plus aux têtes des villages, et on le trouvait souvent tout
songeur, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains.
Grand Louis demande Jeanne en mariage.
On était en carnaval. Un matin, grand Louis entra dans la boulangerie, où Jeanne était occupée à pétrir
le pain.
«Écoute, petite Jeanne, lui dit-il, il y a bien longtemps que j'ai quelque chose à te dire; mais le courage
m'a toujours manqué. Je suis tout triste, je n'ai de coeur à rien; il faut pourtant que ça finisse: veux-tu
être ma femme? Tu me connais, et tu sais que tu ne seras pas malheureuse avec moi; j'ai cinq cents
bons francs dans mon coffre pour nous mettre en ménage; nous avons chacun un morceau de terre et
une vigne; d'ailleurs je ne crains pas de travailler. Hein! qu'en dis-tu?
--Merci, grand Louis, je ne veux pas me marier.
--C'est ça! je m'en doutais! tu es trop demoiselle pour prendre un paysan comme moi! Et pourtant, mon
Dieu! tu n'en trouveras pas un en ville qui t'aimera autant.
53