Page 63 - PetiteJeanne
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--Ne trouvez-vous donc pas qu'il aurait mieux valu mourir sans souffrir?
--Oh! que non; le mal que l'on endure fait penser à Dieu, qu'on n'est déjà que trop porté à oublier. Si le
corps ne ressentait aucun mal, on ne saurait pas quand on abuse de ses forces. Et si, quand on se heurte
quelque part, la douleur ne nous avertissait pas du danger, on se briserait comme verre sans s'en douter.
--Savez-vous bien, maître Tixier, que vous parlez là comme un livre.
--Je ne sais pourtant pas lire, malheureusement pour moi! mais je fais attention à tout ce que j'entends,
et je parle souvent avec notre curé, qui est un savant homme; puis je rumine tout ça la nuit, car à mon
âge on ne dort plus guère, et j'ai reconnu que Dieu a fait tout pour le mieux dans ce monde.
--Moi, je ne suis pas tout à fait de cet avis-là; je me demande pourquoi nous ne sommes pas nés avec
une bonne toison sur le dos pour nous préserver du froid qui nous fait tant souffrir; et aussi pourquoi
nous n'avons pas d'armes naturelles, comme les boeufs, par exemple, pour nous défendre contre nos
ennemis. Il me semble que Dieu ne nous a pas favorisés.
--Et cette tête, et cet esprit qui n'est jamais en repos, répondit Tixier, les comptez-vous donc pour rien!
Tenez, il y a des gens qui se mettent de drôles idées dans la tête; ils feraient bien mieux de remercier le
bon Dieu qui les a créés que de critiquer son ouvrage. Moi, je n'en cherche pas si long pour le bénir: il
me suffit de regarder les animaux qui sont autour de moi pour comprendre que je suis mieux partagé
qu'eux. Voyons, mon capitaine, avez-vous jamais vu des chevaux (et pourtant cet animal n'est pas
bête) semer de l'avoine, la récolter et la mettre à l'abri pour l'hiver? Ont-ils jamais eu l'idée d'atteler les
hommes à la charrue et de les faire travailler pour eux? Et, ces boeufs qui vous semblent si bien armés,
un enfant les conduit avec une baguette, et je crois bien que vous ne changeriez pas votre grand sabre
contre leurs cornes.
--Mais il me semble que vous travaillez pour vos chevaux pendant une bonne partie de l'année?
--Écoutez donc! c'est trop juste. Je les prive de leur liberté à mon profit; il faut bien qu'ils aient chez
moi leur nourriture, puisqu'ils ne peuvent pas aller la chercher à leur fantaisie; et mieux je les nourris,
plus ils travaillent: c'est donc dans mon intérêt que je tâche de récolter beaucoup de trèfle et d'avoine.
Mais, pour en revenir à ce que nous disions tout à l'heure, qu'importe que l'homme n'ait ni plumes ni
toison, s'il a l'esprit de filer le chanvre et la laine? Qu'importe qu'il naisse sans armes, s'il sait s'en faire
avec tout? Tenez, monsieur l'officier, c'est être ingrat et offenser Dieu que de penser qu'il nous a moins
bien traités que les animaux privés de raison, nous qui le connaissons et savons le prier.»
L'officier s'étonne d'entendre parler maître Tixier
de cette façon-là.
«Mais où avez-vous pris tout ce que vous venez de me dire, maître Tixier, puisque vous ne savez pas
lire?
--Je vous l'ai dit, mon capitaine; je fais attention à tout ce que j'entends, et la nuit je le repasse dans ma
tête.»
Puis il ôta son chapeau, et, regardant le ciel, il continua:
«Je lève souvent les yeux pour penser à celui qui est là-haut, et je les abaisse sur la terre pour le bénir.
Quand je vois le ciel avec son beau soleil et ses étoiles, je dis que celui qui a fait tout ça s'y entend
mieux que nous, et qu'il n'y a rien à redire à son ouvrage. Le soleil réchauffe les méchants comme les
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