Page 105 - PetiteJeanne
P. 105

--Et puis, madame, dit Jeanne, croyez bien que l'on est plus heureux en cultivant ses terres qu'en
travaillant pour des pratiques qui peuvent vous quitter et vous mettre dans la gêne; au lieu que le
cultivateur, n'ayant affaire qu'à Dieu, ne murmure jamais.

--Allons, Nannette, marie-toi donc, puisque tu le veux; mais j'aurai besoin de toi souvent encore.

--Madame, demeurant avec ma mère, qui soignera la maison, j'aurai la facilité de travailler au dehors,
et je serai bien heureuse toutes les fois que madame voudra bien m'employer.»

                             Mme Isaure chante pour réveiller Louis.

«Jeanne, dit Mme Isaure, je vais chanter pour réveiller Louis. L'effet que produit sur lui la musique est
bien singulier! Il n'est donc pas tout à fait idiot?

--Non, madame; quand on dit quelque sottise devant lui, il sait bien en faire la remarque. Si on lui
demande son avis sur quelque chose, il le donne juste, quoiqu'il ne le dise pas comme un autre.
Quelquefois il sent sa position, et alors il me dit des paroles qui me déchirent l'âme.

--Qu'a-t-il donc? Quel est ce genre d'infirmité?

--Je n'en sais rien, madame: c'est comme s'il ne gouvernait pas sa volonté. Quand je ne suis pas avec
lui, il n'est bon à rien. Pour le faire parler un peu raisonnablement, je suis obligée de le tenir par la
main pendant tout le temps qu'il parle. Il est comme les tout petits enfants, il aime tout ce qui brille. Je
l'ai mené en ville: il avait envie de tout ce qu'il voyait chez les orfèvres et chez les marchands de
cristaux; il n'a aucune idée du danger; enfin, si je le laissais faire, il donnerait tout ce qu'il y a chez
nous.»

Mme Isaure chanta avec sa fille un air très doux. Louis se leva, pleura, et demanda un autre air quand
celui-là fut fini; on le contenta, et, en partant, il mit les mains de sa marraine sur ses yeux trempés de
larmes. Elle lui donna une timbale d'argent bien claire, ce qui lui fit oublier la tristesse que lui causait
toujours la musique.

«Tu boiras tous les jours dans ce gobelet, Louis, afin de penser toujours à moi.

--Oui, marraine, je penserai à vous qui chantez comme les anges.»

                                         Mariage de Nannette.

Quand Jeanne fut rentrée dans la maison, elle s'occupa d'écrire à Sylvain et à Paul pour leur annoncer
le mariage de leur soeur. Sylvain répondit tout de suite qu'il était fort heureux de voir sa soeur entrer
dans une honnête famille et devenir la femme d'un aussi brave garçon que Jean Jusserand. Il ajoutait
qu'il se faisait une grande fête de venir aux noces et de s'y retrouver au milieu de tous leurs amis. On
n'avait aucune nouvelle de Paul, et Jeanne commençait à s'en inquiéter sérieusement, quand elle reçut,
par occasion, une lettre du maréchal chez lequel il travaillait, à Issoudun: cette lettre renfermait celle
que Jeanne avait écrite à son fils et une pièce de quarante francs.

Le maréchal lui annonçait le départ de Paul, qui l'avait quitté depuis plus d'un mois, à la suite d'une
contestation qu'ils avaient eue ensemble. Le malheureux garçon faisait le maître dans la boutique et
brusquait les ouvriers; il était même allé jusqu'à manquer de respect au patron, qui l'avait tancé
vertement. Le lendemain matin, Paul n'ayant pas paru, l'on monta dans sa chambre, et l'on reconnut
qu'il était parti dans la nuit, sans même régler son compte avec le maréchal, qui se trouvait lui devoir

                                                                                                                        104
   100   101   102   103   104   105   106   107   108   109   110