Page 107 - PetiteJeanne
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Trois ans après le mariage de Nannette, dans les premiers jours de mars, Jeanne était assise sur sa
galerie, regardant Louis, qui labourait de l'autre côté du chemin avec un soin et une intelligence qu'on
n'aurait pas attendus de lui. Elle pensait à Paul, dont elle n'avait pas eu de nouvelles depuis plusieurs
années. Le tirage était annoncé pour le dimanche suivant, et elle était tourmentée de ce qui pourrait
arriver si son fils ne se présentait pas pour satisfaire à la loi. Ses yeux étaient obscurcis par les larmes
que faisait couler le souvenir de cet enfant qu'elle aimait beaucoup, malgré son mauvais caractère; elle
pensait aussi à grand Louis, qui aurait eu la main plus ferme qu'elle pour gouverner ce rude naturel.
Jeanne était si occupée de ces pensées, qu'elle n'entendit pas qu'on montait son escalier; et quand,
levant les yeux à un mouvement qui se fit auprès d'elle, elle vit un grand garçon à ses genoux, elle fut
si saisie, en reconnaissant Paul, qu'elle ne put que lui ouvrir ses bras sans parler. Ils pleurèrent
longtemps tous les deux en silence. Paul se leva enfin, et sa mère le regarda avec orgueil, tant il était
devenu beau garçon.

«Méchant enfant, lui dit-elle en l'embrassant encore, me laisser des années entières sans nouvelles! et
si j'étais morte?

--Ah! ma mère, ne me parlez pas de cela; j'y ai pensé plus d'une fois, et cette idée ne me laissait pas
une goutte de sang dans les veines.

--Et pourquoi ne pas nous écrire?

--Je n'ai pas voulu vous donner de mes nouvelles avant d'être devenu digne de vous.»

L'heure de goûter étant arrivée, toute la famille se trouva réunie, et chacun fêta le voyageur. Louis
tournait autour de son frère, et il ne consentit à l'embrasser que quand il se fut bien assuré qu'il
ressemblait à sa mère. Nannette prépara un repas meilleur qu'à l'ordinaire, Jean tira du bon vin, et l'on
se mit à table.

«Ç'a été une triste noce que la nôtre, dit Nannette à son frère: l'inquiétude où nous laissait ton sort a
gâté tout notre bonheur, et personne n'avait le coeur gai en voyant le visage désolé de notre pauvre
mère.

--Et qu'es-tu donc devenu pendant tout ce temps? dit Jeanne.

--Ah! mère, c'est une triste histoire.»

                       Paul raconte ce qu'il a fait en partant d'Issoudun.

«Après m'être querellé, à Issoudun, avec le bourgeois, dit Paul, je montai à ma chambre, où je ne tardai
pas à reconnaître mes torts; mais j'étais trop orgueilleux pour en convenir, et je quittai la maison la
nuit, quand tout le monde était endormi.

--Et pourquoi n'es-tu pas revenu ici?

--Parce que j'étais honteux de la sottise que je venais de faire. Je commençais à comprendre que j'avais
mille fois abusé de votre infatigable bonté, et je ne voulais pas recommencer.

«J'allai, à Bourges, me présenter chez un maréchal, qui me demanda mon livret. Comme il n'était pas
signé de mon dernier maître, il refusa de m'employer. Je commençai à réfléchir sur ma conduite
inconsidérée, et, quand j'eus mangé les quelques francs que j'avais apportés, je me trouvai dans une si
grande détresse, que je me décidai à casser les pierres sur la grande route pour ne pas mourir de faim.

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