Page 109 - PetiteJeanne
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«J'ai promis à Dieu de ne jamais vous causer volontairement aucune peine; ainsi, ma mère, ne craignez
pas que je trouble à présent la paix de votre maison. Je sais maintenant ce que je vous dois, et je vous
aime d'un grand amour. Si le sort ne me fait pas soldat, j'irai travailler dans la ville où demeure
Sylvain, et je m'y établirai un peu plus tard; car j'apporte quelques épargnes.

--Comment as-tu fait, Paul, lui dit son beau-frère, pour mettre quelque chose de côté? d'ordinaire, les
compagnons ne sont guère économes, et d'ailleurs l'on n'a pas toujours de l'ouvrage.

--Jean, depuis qu'en cassant des pierres je suis descendu dans ma conscience, j'ai voulu m'imposer une
pénitence pour me réconcilier avec moi-même. J'ai pris la résolution de ne me donner aucun plaisir et
de vivre durement. J'ai donc peu dépensé pour ma nourriture, et je n'ai pas bu de vin depuis plus de
trois ans.

--Et tu t'es tenu cette parole?

--Oui, je n'y ai jamais manqué, quoiqu'il m'en ait coûté beaucoup quelquefois; mais, avec une bonne
envie de faire son devoir et de la confiance en Dieu, on surmonte tout.»

Louis, qui avait écouté parler son frère avec la plus grande attention, le prit par la main, et le menant
devant Jeanne, il lui dit:

«Mère, bénissez Paul.»

                                Jeanne retrouve un peu de bonheur.

Paul tira, et fut exempté par son numéro. Il avait alors vingt et un ans accomplis. Sa mère lui demanda
s'il avait toujours, comme Sylvain, l'intention d'abandonner ses droits à Louis. Paul répondit qu'il ne
demandait pas mieux. Il écrivit sur-le-champ à Sylvain, qui arriva avec le projet d'acte par lequel lui et
Paul donnaient à leur soeur tout leur héritage, dont leur mère aurait l'usufruit, et Louis après elle.

«Mes frères, dit celui-ci qui avait attentivement écouté la lecture de l'acte, Jean n'a pas besoin qu'on lui
donne quelque chose pour me garder, car il aime le pauvre simple comme s'il était son enfant.

--C'est bien dit, ça, mon Louis! s'écria Jean; viens, mon garçon, que je t'embrasse, toi qui as vu clair
dans mon coeur!

--Louis, dit Sylvain, Jean peut mourir avant toi, et il faut que tu aies quelque chose à cultiver toi-même
et une maison pour demeurer; et tu ne seras pas fâché qu'après toi la famille de Jean en profite.»

Jeanne retrouva un peu de tranquillité; sa fille, qui la laissait maîtresse à la maison, prenait l'ouvrage
qu'elle trouvait à faire, et était employée la moitié de l'année chez Mme Dumont. Jean était un véritable
fils pour sa belle-mère, et se montrait plein d'attentions. Il avait pris Louis en grande affection, et disait
qu'il serait un jour, comme son père, le meilleur laboureur du pays. Ce pauvre garçon, qui n'était guère
guidé que par ses instincts, chérissait son beau-frère et lui était fort soumis; car il sentait bien qu'il en
était véritablement aimé. Il allait quelquefois voir sa marraine tout seul, le matin, quand il croyait ne
trouver personne chez elle. Alors, il la prenait par la main et la conduisait au piano, puis la priait de
chanter, et se mettait à ses genoux; et, quoique la musique le fît toujours pleurer, il s'en retournait tout
heureux chez sa mère, et pendant deux ou trois jours il semblait avoir l'esprit plus ouvert.

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