Page 106 - PetiteJeanne
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les quarante francs qu'il envoyait à Jeanne. Du reste, cet homme rendait le meilleur témoignage sur la
probité et le travail de Paul.
Jeanne fut très-affligée en voyant que son fils ne se corrigeait pas, et surtout en ne sachant plus où le
prendre.
Le mariage de Nannette se fit en son temps. Sylvain vint aux noces de sa soeur, comme il l'avait
promis; c'était tout à fait un monsieur, mais il ne s'en montrait pas plus fier, et il était facile de voir
qu'il éprouvait un véritable plaisir à se retrouver au milieu de sa famille et de ses bons voisins. Il
causait avec ses camarades d'enfance tout comme s'il n'eût jamais quitté le village. Tout cela ne
consolait pas Jeanne, qui eût préféré le voir cultivateur.
«Es-tu réellement heureux à la ville, mon cher enfant? lui disait-elle.
--Ah! ma mère, il y a bien quelque chose à dire! Quand, par un beau soleil, il faut que je reste assis
toute la journée devant une table, j'envie le sort de ceux qui sont libres dans les champs; mais j'éloigne
ces idées-là. D'ailleurs, j'ai l'avantage de n'être jamais exposé au froid ni à la pluie, et c'est quelque
chose; vraiment, si je pouvais vous voir plus souvent, il ne me manquerait rien. Mais soyez tranquille,
ma chère mère, je n'ai pas d'ambition; aussitôt que j'aurai gagné une honnête aisance, je viendrai bâtir
une petite maison auprès de la vôtre, et vous serez heureuse au milieu de tous vos enfants.»
Jeanne sentit les larmes la gagner, car elle songeait à Paul.
Jeanne veut céder son bien à ses enfants.
«Mes enfants, dit Jeanne, quand Paul sera majeur, je vous abandonnerai le bien et vous me ferez une
pension. Il me faudra peu de chose pour vivre; ainsi, ce ne sera pas une grande charge pour vous.
--Ne faites jamais une chose semblable, ma chère mère, dit Sylvain; je ne le souffrirai point. Il ne faut
pas que les parents se dépouillent pour leurs enfants; au contraire, si mon frère Paul ne change pas
d'avis (car, la dernière fois que j'en ai causé avec lui, nous étions d'accord sur ce point), nous vous
abandonnerons ce qui nous revient de notre père; vous en jouirez votre vie durant, et le fonds sera
donné au pauvre Louis. Il est juste que Jean, qui le soignera, en soit récompensé; et, comme l'enfant ne
pourra jamais gérer son bien, c'est à ma soeur que nous ferons notre donation, en laissant l'usufruit à
notre mère d'abord, et à Louis ensuite.
--Vous êtes de braves enfants, dit Jeanne tout attendrie, et c'est pour cela qu'en vous cédant tout de
suite ce que j'ai, je n'aurai pas à craindre, comme tant d'autres, d'avoir à m'en repentir.
--D'abord, ma mère, il n'est pas dans l'ordre que les parents soient dans la dépendance des enfants: puis
vous pouvez vivre plus longtemps que quelques-uns d'entre nous; vous ne savez pas ce que seront vos
petits-enfants; vous pouvez avoir affaire à des tuteurs qui ne soient pas raisonnables. Enfin, c'est une
grande faute que de céder son bien, de n'être plus maître chez soi, où l'on doit être respecté jusqu'à son
dernier jour. On s'imagine faire par là le bonheur de ses enfants, et l'on se trompe beaucoup. Si
quelques-uns d'entre eux éprouvent un malheur, n'est-il pas bien dur à un père ou à une pauvre mère de
ne pouvoir les secourir, et même d'être obligés de les tourmenter pour avoir cette pension sans laquelle
on ne peut vivre? Enfin, grâce à Dieu, nous pouvons nous passer de ce que vous avez. Tout reviendra
donc à Jean après la mort de Louis, c'est justice. Quand Paul sera ici, nous arrangerons cela; il entend
bien son métier, et je ne suis pas en peine de lui.»
Paul revient pour tirer.
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