Page 83 - PetiteJeanne
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--Console-toi, grand Louis. Je n'ai pas encore coupé ma toile, heureusement; tu vas emprunter l'âne au
maréchal, et j'irai demain, avant le jour, en ville, où le mari de Louise me la prendra et me la payera
comptant. Il n'est pas nécessaire qu'on me voie ni qu'on sache que je l'ai vendue.
--Combien comptes-tu en retirer?
--J'en ai soixante et dix mètres, et elle vaut au moins deux francs.
--C'est cent quarante francs qu'on t'en donnera; mais nous payons deux cents francs au père Colis, et, si
je laisse mes journées à maître Tixier jusqu'à ce qu'il soit rentré dans les cent francs que nous lui
devons encore, comment ferons-nous pour vivre?
--C'est juste, grand Louis; eh bien! il faut aller trouver le père Colis, et lui demander crédit pour cette
année.
--On voit bien que tu ne le connais guère, ma Jeanne. Il va ma faire faire un billet et me demander un
gros intérêt.
--Il n'y a pas moyen de s'en tirer autrement, pourtant; j'aurais bien du chagrin qu'on sût notre détresse;
c'est un grand sacrifice, mais que veux-tu?»
Le père Colis fait faire un billet à Jeanne.
Le lendemain, Jeanne était revenue de la ville à huit heures, et elle en rapportait cent cinquante francs
qui devaient servir à les nourrir pendant l'hiver; le soir, quand tous les enfants furent couchés, elle
sortit avec son mari, et ils entrèrent chez le père Colis.
«Mon petit père Colis, dit Jeanne, nous venons vous demander une grande grâce.
--Qu'est-ce que c'est, petite Jeanne?... On dit que vous êtes bien saccagés par la grêle.
--C'est à cause de cela que nous venons vous demander crédit pour cette année, mon père Colis.
--Nous ne serons pas capables de vous payer, dit grand Louis.
--Si vous ne me payez pas, avec quoi veux-tu donc que je vive?
--Père Colis, vous ne serez pas pour cela dans l'embarras; on sait bien que vous avez de l'argent.
--Tu as tort de t'en fier aux mauvaises langues; je n'ai pas le sou au contraire, et j'ai grand'peine à vivre.
--Mon petit père Colis, dit Jeanne, vous ne voudrez pas nous faire vendre le peu que nous avons?
--Si le père Colis ne veut pas nous faire crédit, je sais bien où trouver de l'argent pour le payer; il y en a
plus d'un qui en prête dans le village.
--Allons, grand Louis, il ne faut pas te fâcher; j'aime mieux pâtir que de vous faire de la peine: faites-
moi un billet de deux cents francs pour l'an prochain, et tout sera dit.
--Je serais aussi embarrassé de vous payer alors que je le suis aujourd'hui, car j'en aurai pour
longtemps à me remettre d'un coup pareil. Si vous le voulez, nous allons vous faire deux billets,
chacun de cent francs, payables l'un l'année prochaine, l'autre un an après.
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