Page 36 - PetiteJeanne
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Quand la lessive fut sèche, Jeanne apprit à Solange à bien étirer le linge et à le plier de façon qu'il eût
l'air d'avoir été repassé; elle s'était aperçue que la maîtresse marchait difficilement depuis quelque
temps, et qu'elle avait de la peine à se servir de son bras gauche; elle ne voulut donc pas que la mère
Tixier prît la moindre fatigue à ranger le linge; elle veilla un peu plus tard chaque jour pour finir de le
raccommoder. Comme elle savait bien se servir de son aiguille, elle apprêtait toujours l'ouvrage des
autres filles et leur apprenait à le faire.

En pliant les chemises de grand Louis, elle les trouva en bien mauvais état.

«Voyez donc, maîtresse, comme les chemises de grand Louis sont déchirées! Si vous le vouliez, je
veillerais pour les raccommoder, et je couperais les plus mauvaises pour avoir des pièces.

--Fais, petite Jeanne, fais comme tu l'entendras, quoique pourtant grand Louis ne le mérite guère.

--Ne dites donc pas ça, maîtresse; grand Louis prend mieux vos intérêts que vos propres enfants; je le
vois bien, moi, et c'est pour ça que je veux soigner son linge.»

                           Grand Louis veut payer Jeanne.

Quand Jeanne eut fini de raccommoder les chemises de grand Louis, elle choisit l'heure où elle ne le
croyait pas à l'écurie pour les porter sur son lit; mais grand Louis était un finaud, et, se doutant bien
que c'était Jeanne qui avait soin de ses effets, il la guettait depuis plusieurs jours. Il se tapit derrière la
porte quand il la vit venir les bras chargés de linge, et, pendant qu'elle le posait sur le lit, il sauta tout à
coup auprès d'elle.

«Mon Dieu! que vous m'avez donc fait peur! dit-elle toute honteuse.

--Ha! ha! c'est donc toi, petite Jeanne, qui soignes mes effets? Je t'en remercie; mais, comme il n'est
pas juste que tu travailles pour rien, je veux te payer.

--Non, grand Louis, vous ne me devez rien; mon temps est à la maîtresse, et c'est elle qui m'a laissé
travailler à vos chemises.

--Te l'a-t-elle commandé?

--Je ne dis pas ça, grand Louis; mais, si elle me l'avait défendu, je ne l'aurais pas fait.

--Et ma blouse, et mon pantalon! Je te dis, moi, petite Jeanne, qu'il ne faut pas tant faire la fière, et que
je veux te donner quelque chose.

--Non, grand Louis, vous ne me donnerez rien. Je ne toucherai plus à vos effets si vous me payez,
parce que vous croiriez que c'est par intérêt; mais, pour vous prouver que ce n'est pas la fierté qui
m'empêche d'accepter votre argent, écoutez: Je suis une pauvre fille qui n'ai de support de personne sur
la terre; si je me trouve jamais dans la peine, je n'irai pas à un autre qu'à vous.

--C'est dit; tape là, petite Jeanne!»

Et il lui tendit une main large comme un battoir. Jeanne frappa dedans, et grand Louis, retenant un
instant sa main dans la sienne, ajouta:

«Je suis bien sûr que tu me tiendras parole!»

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