Page 26 - PetiteJeanne
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--Hé bien donc, répondait Jeanne, n'avez-vous pas assez travaillé quand vous étiez jeune, et n'est-il pas
juste que vous jouissiez à présent de quelques douceurs?
--Mais écoute donc, petite, si tu dépenses tout, tu te feras tort; car c'est toi qui hériteras de ce que je
laisserai, entends-tu!
--C'est bon, c'est bon, ma chère mère; ne vous inquiétez pas de cela! laissez-moi faire; j'en aurai
toujours bien assez. N'ai-je pas de bons bras pour travailler? Et d'ailleurs, ne faut-il pas que vous
engraissiez un peu pour aller faire la veillée cet hiver avec les voisines?
--Eh bien, ma fille, j'entends que tu manges de toutes les bonnes fricassées que tu me fais.
--Merci, mère Nannette; ne serait-il pas honteux qu'il fallût des fricassées à une grande fille comme
moi!»
M. le curé vient voir tous les jours la mère Nannette.
M. le curé ne manquait pas de venir chaque jour voir la mère Nannette; comme c'était une femme de
grand sens, il parlait avec elle de la bonté et de la miséricorde de Dieu, et la préparait à mourir sans
qu'elle s'en doutât. Il la confessait souvent et lui apportait la sainte communion, afin qu'elle fût toujours
en état de grâce; il lui faisait entendre aussi que l'église était trop froide pour elle et qu'il ne voulait pas
qu'elle y entrât avant Pâques.
On était à la fin de l'automne: la mère Nannette baissait de plus en plus, et bientôt elle ne quitta plus le
lit. Jeanne la mettait chaque matin dans le sien propre, afin de faire prendre l'air à l'autre, qu'elle
exposait dehors si le temps le permettait. Le lit de Jeanne était encore meilleur que celui de la mère
Nannette, qui, pendant huit ans, n'avait pas vendu la plume de ses oies, pour amasser le lit complet de
sa fille adoptive. La malade retrouvait le soir son coucher tout frais, et elle dormait mieux la nuit.
La mère Nannette s'éteint tout à fait.
Un jour du mois de décembre, le soleil ayant percé les nuages, Jeanne mena le bétail à l'abreuvoir. En
revenant, elle fit le grand tour par la pelouse; ses bêtes, qui ne sortaient pas depuis longtemps, étaient
bien contentes de se trouver dehors, et Jeanne se pressait d'autant moins de les ramener à l'étable que la
mère Nannette semblait mieux ce jour-là. En rentrant, elle alla tout droit au lit de la malade qu'elle
trouva endormie et encore plus pâle que de coutume. Elle ralluma le feu tout doucement pour lui faire
chauffer un bouillon. Quand il fut chaud, elle le mit dans un gobelet et le porta à sa chère mère; mais
en lui soulevant la tête pour la faire boire, elle la sentit toute froide. Elle courut à la porte appeler du
secours. Deux voisines entrèrent et virent bien que tout était fini pour la mère Nannette. Elles
voulurent emmener Jeanne, en disant qu'elles se chargeraient de faire la veillée; mais elle leur dit en
pleurant à chaudes larmes qu'elle ne voulait pas quitter sa chère mère Nannette avant qu'on l'eût portée
en terre. L'une des voisines alla faire la déclaration, pendant que l'autre aidait Jeanne et lui tenait
compagnie auprès du lit de la morte.
Désintéressement de Jeanne.
Le maire entra et demanda à Jeanne si la défunte avait fait un testament pour lui donner son bien; car
elle avait toujours dit que sa fille adoptive serait son héritière.
«Non, monsieur le maire, dit Jeanne; si elle avait fait quelque chose pour moi, elle me l'aurait bien
dit....
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