Page 25 - PetiteJeanne
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Plusieurs des personnes à qui Jeanne vendait son beurre lui avaient offert de bons gages si elle voulait
servir en ville; mais elle répondait toujours qu'elle ne se résoudrait jamais à quitter la mère Nannette.
Quand elle lui racontait cela, cette excellente femme lui disait:

«Ma fille si tu es jamais obligée d'aller chez les autres, crois-moi, ne te place pas en ville; on y gagne
plus d'argent, c'est vrai; mais aussi on y dépense davantage, et les jeunes filles y ont bien du
désagrément.»

La mère Nannette dépérissait peu à peu, et Jeanne en avait beaucoup de chagrin. Elle conta sa peine à
M. le curé, en qui elle avait grande confiance.

«La croyez-vous en danger de mort? lui dit-il; en ce cas il faudrait voir le médecin.

--Oui, monsieur, elle est en grand danger, mais elle ne s'en doute pas. J'ai fait entrer l'autre jour,
comme par hasard, le médecin qui était venu saigner le maréchal; il a causé avec elle et l'a bien
examinée; quand il est sorti, je l'ai suivi sans rien dire; il m'a assuré qu'il n'y avait rien à faire à la mère
Nannette, parce que c'est un corps usé: il dit qu'elle pourra traîner encore longtemps, et qu'elle
s'éteindra sans souffrir.

--J'irai la voir.

--Oh! oui, monsieur le curé, il faut y venir bien souvent; vos visites la soulageront plus que celles d'un
médecin; vous lui parlerez du bon Dieu, et elle sera toute prête quand il lui plaira de l'appeler à lui.»

                   La mère Nannette devient dangereusement malade.

Au bout de dix-huit mois, la mère Nannette était devenue si faible qu'elle ne sortait plus de la maison.
Comme elle ne se plaignait de rien, Jeanne ne lui disait pas combien elle la trouvait malade, de peur de
l'effrayer; mais, quand elle allait voir Mme Dumont, elle pleurait à chaudes larmes, en disant qu'elle
voyait bien que sa chère mère Nannette ne passerait pas l'hiver. «Ne te désole pas trop, ma petite
Jeanne; nous ne t'abandonnerons pas, lui disait Isaure.

--Je le sais bien, mademoiselle, et je vous en remercie de tout mon coeur; mais ce n'est pas parce que je
vais me trouver toute seule que je pleure; grâce à Dieu, je suis forte, et, grâce à vous aussi, je saurai
bien gagner ma vie; je me désole parce que j'aime la mère Nannette de toute mon âme; et puis, qui
donc m'aimera jamais comme elle, qui m'a prise toute petite et m'a accoutumée au travail, puis m'a
appris à aimer Dieu, et de qui j'ai toujours reçu de si bons exemples?»

Jeanne soignait sa malade avec une extrême tendresse; elle trouvait le moyen de lui faire venir un petit
pain blanc tous les deux jours; quand elle allait à la ville vendre son beurre, elle en rapportait de la
viande et quelque friandise. Quelquefois elle achetait un poulet ou bien un canard dans le bourg, et elle
les accommodait comme elle avait vu faire à la cuisinière de Mme Dumont. Elle allait aussi au moulin
chercher un peu de poisson; d'autres fois, elle lui donnait une petite crème, et, quand elle chauffait le
four, elle lui faisait toujours cuire quelque bonne pâtisserie; enfin, elle ne lui laissait boire que du bon
vin qu'elle sucrait un peu.

                   La mère Nannette trouve que Jeanne dépense trop.

La mère Nannette la laissait faire; pourtant elle lui disait quelquefois:

«Tu me gâtes, petite Jeanne; tu dépenses trop d'argent, ma fille: cela n'est pas raisonnable.

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