Page 81 - PetiteJeanne
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«Grand Louis, dit le maréchal, je ne mettrai pas ma vache en d'autres mains; elle dépérirait partout au
sortir de celles de Jeanne. Nous la vendrons à la foire prochaine: elle m'a coûté deux cents francs, et
nous aurions bien du malheur si nous n'en trouvions pas une quarantaine de francs de plus; ça nous fera
un joli petit bénéfice à chacun.»
Nannette a mal aux yeux.
Quelque temps après, Nannette eut grand mal aux yeux. Jeanne alla chercher M. le curé, qui vit
l'enfant et trouva le mal si grave qu'il conseilla d'aller consulter le meilleur médecin de la ville. Maître
Tixier, en allant voir Louise, qui était mariée au marchand et qui faisait bien ses affaires, conduisit
dans sa carriole grand Louis, sa femme et leur fille. Le médecin visita soigneusement les yeux de
Nannette; il fit une ordonnance, et dit:
«Si vous faites exactement ce que j'ordonne, je réponds de la guérison de votre enfant; autrement elle
pourrait bien devenir aveugle. Mais vous autres, gens de la campagne, aussitôt que vos malades vont
un peu mieux, vous cessez les remèdes.
--C'est bien vrai, monsieur, dit Jeanne, c'est une mauvaise coutume; mais que voulez-vous? on est si
pauvre et on a si grand besoin de son temps qu'on est négligent de sa santé.
--C'est un fort mauvais calcul; car il faut toujours finir par interrompre son travail et dépenser l'argent
que vous avez voulu économiser, et même plus; et l'on a souffert longtemps. Trop heureux encore si le
mal n'est pas devenu incurable! Vous êtes, en vérité, plus soigneux de la santé de vos bestiaux que de
la vôtre propre.
--Monsieur, dit grand Louis, quand on perd une pièce de bétail, c'est la ruine d'une petite maison.
--Et si le chef de la famille meurt, n'est-elle pas ruinée aussi?
--Oui, et c'est un grand malheur; mais soyez tranquille, monsieur: Jeanne n'est pas une femme comme
une autre; ce que vous lui direz, elle le fera comme si c'était M. le curé qui l'eût recommandé.»
Jeanne ramena sa fille et lui mit un bandeau sur les yeux, parce que le médecin avait recommandé par-
dessus tout qu'elle ne vît pas le jour.
Paul montre un mauvais caractère.
Nannette s'ennuyait un peu de ne pouvoir rien faire; sa mère lui donna du gros chanvre à filer; elle
entreprit de lui apprendre le catéchisme, ce qui ne fut pas long; car Nannette avait bonne mémoire. Elle
gardait le petit Paul pendant que sa mère allait travailler hors de la maison et que Sylvain était à l'école.
Il fallait toute la patience de cette bonne petite pour supporter les caprices de Paul, qui avait un
mauvais caractère et ne voulait jamais faire ce qui plaisait aux autres. Jeanne en avait un grand
chagrin; mais elle espérait qu'il deviendrait meilleur en grandissant. Elle ne se lassait jamais de ses
caprices, et employait la plus grande douceur avec lui: mais l'enfant y était insensible; il ne lui
témoignait pas la moindre affection, et ne venait à elle que s'il avait besoin de quelque chose, bien sûr
de ne pas être refusé. Il ne craignait que son père, qui s'irritait de le voir tourmenter sans cesse Jeanne,
et, quand elle pleurait en voyant Paul si différent de ses aînés qui étaient d'excellents enfants, grand
Louis avait envie de le battre pour le corriger; mais sa femme le retenait toujours en lui disant que les
coups n'avaient jamais rien produit de bon. Pourtant Paul, tout petit qu'il était, avait quelquefois des
réponses si insolentes que grand Louis, qui au fond n'était pas endurant, lui donnait quelques bonnes
tapes. Jeanne, qui craignait que ce petit coeur ne s'endurcît encore, et qui pensait qu'une grande
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