Page 69 - PetiteJeanne
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maison. Est-ce que vous croyez, notre maître, que les gens du bourg en vaudraient pis, s'ils plantaient
des vignes et des arbres le long de leurs murs, comme on fait dans cette Normandie où Durand est resté
si longtemps? Le village est si sale qu'on ne sait vraiment par où passer; ce n'est pas sain pour les
enfants, toute cette paille pourrie. Et la puanteur qu'elle donne! comment pourraient-ils s'accoutumer à
la propreté au milieu de cette ordure?»
La famille Dumont vint voir la maison de Jeanne quand elle fut finie. On parla des plantations, et M.
Dumont dit que ses pépinières étant bien garnies, il donnerait tous les arbres dont on aurait besoin.
«Et moi, dit Mme Isaure, je t'apporterai des fraises de tous les mois pour border tes allées.
--Si tu m'en crois, petite Jeanne, dit M. Dumont, tu engageras ton mari à peindre tous les bois qui sont
exposés à l'air; ce sera un peu coûteux, parce que ta charpente dépasse les murs; mais au fond c'est une
économie; la peinture préserve le bois des vers et de la pourriture. D'ailleurs, grand Louis achètera de
l'ocre à la livre et de l'huile de rebut; il broiera lui-même la couleur et peindra ensuite, ce n'est pas bien
difficile.
--Oui, monsieur; il n'est pas maladroit, et il en viendra bien à bout.»
Jeanne admire sa maison.
Vers la Saint-Jean de l'année suivante, l'on crépit les murs et l'on plafonna les chambres pour qu'elles
fussent plus chaudes. Jeanne fit mettre une petite couche de plâtre à l'intérieur. Elle avait eu pendant
l'hiver un garçon à qui son parrain, maître Tixier, avait donné le nom de Sylvain, et elle sentait qu'il
était temps de quitter le Grand-Bail. Quoique Étienne Durand, qui gouvernait à peu près tout dans la
maison, fût toujours bon pour elle et pour son mari, il aurait fini par s'ennuyer de leurs enfants. Elle se
mettait souvent à la porte pour regarder sa maison. Louise lui disait:
«Hein! comme tu voudrais y être déjà!
--C'est vrai, ma Louise. Je vous aime pourtant de toutes mes forces, et j'ai bien lieu de vous aimer;
mais, vois-tu, c'est plus fort que moi: quand je pense que nous serons dans une maison à nous, il me
semble que mon coeur éclate au dedans de moi. C'est si bon de se sentir chez soi et de se dire qu'on est
à l'abri pour le reste de ses jours!
--Et des meubles, petite Jeanne! sais-tu que ton pauvre lit et l'armoire de la mère Nannette ne feront
pas grande figure dans ces chambres si blanches?
--C'est bien là mon souci: je n'ose pas en parler à grand Louis: les hommes ne comprennent pas
combien une ménagère est contente d'avoir un joli mobilier; il a dépensé tant d'argent pour cette
bâtisse, qu'il ne serait peut-être pas raisonnable de penser à autre chose. Pourtant, comme ton père lui
en a avancé, nous avons bien encore de quoi acheter une armoire et un lit.
--Eh bien! moi, je lui en parlerai à souper, sois tranquille.»
Louise plaisante grand Louis sur son vilain mobilier.
Le soir, Louise dit à grand Louis:
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