Chanoine Maurice de LAUGARDIÈRE (1881-1973) - Satellites de Balzac, Les Logis Berrichons de Zulma Carraud (1941)

 Chassée par son destin de cet aimable Frapesle où elle avait cru finir ses jours, Zulma Carraud avait trouvé un asile à   Nohant-en-Graçay ► ,  où vivait son frère Silas.

Elle et son mari s'y étaient installés dès avant la vente de la propriété (1) ; une parente, Mlle Germain, tenait le ménage. La tour d'escalier menait alors à un grenier, où l'on fit des chambres. Des restes importants de l'ancien mobilier s'y voient encore aujourd'hui. Quand en 1920 la propriété fut vendue à M. Deloup, on abandonna des sièges, des bibliothèques avec leurs livres - le Voltaire, le Volney, l'Helvétius du vieux Rémi - de petites tables à ouvrage en marqueterie romantique, de grands tapis assez beaux (foulés jadis par Balzac) (2), une toile de Borget - non l'une de ses marines habituelles, mais un sombre sous-bois plus original - et jusqu'à des portraits de famille.

Le jardin est resté, paraît-il, à peu près tel que du temps de Zulma. On y entre par une grande porte à auvent, toute voisine de la petite église aux curieux chapiteaux romans où elle assistait assez régulièrement aux offices sans beaucoup cacher qu'elle ne le faisait que pour l'exemple. Mais le ton de la maison restait l'incroyance. Le billet de faire-part du décès de son mari ne porte pas la formule révélatrice : "muni des Sacrements de l'Église". Elle-même croyait à l'immortalité de l'âme, avait vivement senti, au lit de mort de sa sœur Clémence, "le passage toujours difficile du temps à l'éternité" (3). Mais elle ne dépassait pas le cycle de la religion naturelle chère au XVIIIe siècle. Nièce de deux prêtres mariés, originaire d'une ville saturée "d'ironie sceptique" (4), elle avait dû garder un souvenir fâcheux du clergé de l'ancien régime. Son rationalisme ne l'empêchait pas d'avoir, comme Balzac, des confiances déconcertantes : "Plusieurs membres de ma famille ont eu recours à une somnambule qui a fait de véritables miracles sur eux. Sans me porter partisan fanatique du magnétisme, je pense qu'il faut recourir à tous les moyens de guérir" (5).
Il avait été nécessaire à Zulma de restreindre son train de vie, de chercher au fond d'une campagne une vie moins dispendieuse, plus isolée. Le besoin de s'occuper, celui de se dévouer, lui mirent la plume à la main. Elle l'a raconté elle-même dans une lettre du 26 mai 1858 que Joseph Pierre avait recueillie dans sa collection d'autographes : "Des revers de fortune me reléguèrent dans un petit bourg qui n'avait alors ni instituteur, ni curé. Attristée de ne pouvoir aider efficacement mes pauvres voisins, j'imaginai d'enseigner à lire et à travailler à leurs petites filles.


(1) - Balzac, répond le 5-17 mars 1850 à une lettre d'elle qui dépeignait déjà sa vie à Nohant.
(2) - Leur dimension, trop grande pour la petite maison, fait penser qu'ils proviennent de Frapesle.
(3) - A Balzac, 28 octobre 1835.
(4) - Armand Pérémé, Recherches... sur la Ville d'Issoudun, P,, 1847, in-8, p. 217.
(5) - A Mme Ubicini. née Clémence Goguel, 2 novembre 1856 (communication de Mme Deslis)

 

Quand les plus intelligentes lurent couramment, je ne trouvai point à ma portée de livres dont elles pussent tirer quelques notions pratiques et j'écrivis pour elles la première partie de La petite Jeanne, comptant faire les deux autres successivement. » Elle ajoute qu'elle n'a pas "la prétention d'être un écrivain" et ne veut que prouver sa bonne volonté en envoyant une nouvelle à son correspondant qui l'avait sollicitée d'écrire dans son recueil. Cette nouvelle, assure-t-elle, "n'a d'autre mérite que d'être une peinture fidèle, une étude sur le vif. J'ai vécu dans ma province avec tous ces gens-là et je leur ai conservé le langage de leur époque, évitant avec soin la phraséologie moderne" (1).
Joseph Pierre publia, puis commenta cette lettre en deux Notules berrichonnes. Il croyait que le destinataire était Ubicini (2). Ce n'est pas possible: Zulma Carraud écrit comme à un étranger, alors qu'elle traitait Ubicini, ancien précepteur de ses enfants, comme un enfant lui-même, l'appelait Bibi dans les lettres adressées à lui et aux siens que j'ai pu lire grâce à l'obligeance de Mmes Deslis et Jumelais ses petites-filles. C'est bien plutôt à Fauconneau-Dufresne, secrétaire de la Société du Berry à Paris, qu'elle doit s'adresser ici.


(1) - Cette affirmation se vérifie plutôt dans les pensées qu'elle prête à ses paysans, que dans leur langage où ne figurent point d'expressions empruntées au vocabulaire berrichon. Telle n'avait pas été sa première intention. " La destinée de [La petite] Jeanne fut qu'elle vint au monde autrement qu'elle n'avait été conçue. La copie manuscrite que j'ai eue entre les mains, et bien supérieure, selon moi, au texte imprimé, fourmillait de ces mots vifs et pittoresques empruntés au langage ordinaire de nos paysans... Mais ces archaïsmes, faits pour plaire à nos oreilles berrichonnes, durent disparaître le jour où Jeanne, adoptée par l'Université, patronnée par NN. SS. les évêques, franchit les limites de la province et du diocèse. En conservant l'air et le costume, elle dut quitter le langage du pays natal." Ubicini. Comptes rendus de La Société du Berry à Paris, séance du 2 novembre 1860 8e année, P. 1860-61, p. 274. Avant cette transformation regrettable, La petite Jeanne, le meilleur assurément des ouvrages de Zulma Carraud, devait être un livre comparable aux romans berrichons de Georges Sand ou de Mme Raymonde Vincent.
(2) - Abdolonyme-Jean-Henri Ubicini, qui fut vers 1840 précepteur d'Ivan Carraud, était né à Issoudun le 20 octobre 1818 d'un Italien de Lombardie, ancien militaire de l'Empire, Pierre-Antoine-Libéral-Balthazar Ubicini , marié à une Issoldunoise, Victoire Berthault. Après ses études secondaires au lycée de Versailles, il passa par l'Ecole normale supérieure, fut professeur de rhétorique au collège de Joigny. Ayant quitté l'Université pour faire l'éducation des enfants du prince Ghika, il se trouva mêlé au mouvement politique roumain de 1848 et rendit à la cause de l'indépendance des services récompensés plus tard par des lettres de grande naturalisation. 11 rentra en 1849 à Paris, où il collabora à des journaux, écrivit des Lettres sur la Turquie. Il finit par se retirer à Vernou, près de Tours, où il est mort le 27 octobre 1884, laissant en portefeuille un ouvrage sur Les origines de l'histoire roumaine, dont le texte, revu et précédé d'une notice biographique par Georges Bengesco, a été publié à Paris en 1887. Zulma Carraud loue son intelligence et son caractère dans ses lettres à Balzac des 31 mars et 7 avril 1840. C est aussi de lui, je pense, qu'il est question dans sa lettre de janvier 1845, comme d'un jeune professeur qui avait vécu à Frapesle. Il laissa un fils, officier de l'armée française, et une fille, Marguerite, qui est la destinataire des lettres de direction de Mgr d'Hulst, publiées [partiellement] par Alfred Baudrillart (7e éd., P., 1932). Le futur cardinal y définit ainsi Ubicini : "un père doué de toutes les vertus morales, mais disciple des Jouffroy, des Cousin, des Simon, satisfait, somme toute, de leur spiritualisme et de la religion naturelle telle qu'ils l'entendaient." (p. XXIX).

Il aura communiqué sa lettre à Ubicini en lui demandant un compte rendu de La petite Jeanne; ainsi s'explique qu'un passage textuel en soit cité dans la lecture où le jeune professeur a prôné ce livre. Joseph Pierre était peu renseigné sur Zulma Carraud: Il attribue à la perte d'un fils unique mort de bonne heure, son "amour maternel reporté sur les enfants des autres". C'est ignorer l'existence d'Ivan Carraud et le fait qu'Yorick mourut à trente-six ans, bien après la date de la lettre.
II croit aussi que La Rabouilleuse a été composée à Frapesle, ce que les courts séjours de Balzac et leur date rendent impossible. Balzac y a seulement trouvé le cadre d'une étude qui procède, au fond, d'une inspiration bien plus complexe. On sait, par exemple, que les frères Bridau doivent quelque chose au général Charles Delacroix et à son frère Eugène, le peintre. Mais je suis d'accord avec Joseph Pierre pour identifier la nouvelle mentionnée dans la lettre, avec La Loue de la Saint Jean et les Tondailles, esquisses de mœurs berrichonnes, qui parût en 1861 dans les Comptes rendus de la Société du Berry à Paris (1).
A cette époque, elle avait déjà à son actif plusieurs publications. Coup sur coup, elle avait donné en 1853 des Historiettes à l'usage des enfants qui commencent à savoir lire (2), Maurice ou le travail (3), La petite Jeanne ou le devoir. La petite Jeanne fut couronnée par l'Académie française et eut jusqu'à six éditions ; la dernière en 1872, dans la Bibliothèque rose. En 1854, paraît un manuel de correspondance : Lettres de famille ou modèles de style épistolaire pour les circonstances ordinaires de la vie, qui connut trois éditions. En 1863, les Métamorphoses d'une goutte d'eau, suivies des guêpes, de la fourmi, de la goutte de rosée, etc. (4). En 1864, un nouvel ouvrage analogue au premier : Historiettes véritables pour les enfants de quatre à huit ans (5). En 1865, elle rééditait Maurice, Jeanne et les Métamorphoses. Infatigable, elle a fait encore Une servante d'autrefois (6), Le livre des jeunes filles, simple correspondance (7), Les veillées de maître Patrigeon, entretiens familiers (8) sur l'impôt, le travail, la richesse, la propriété, l'agriculture, la famille, la probité, etc. (9), Les goûters de la grand'mère (10). Enfin, elle a collaboré à la Semaine des enfants (11).

(1) - Comptes rendus, 9e année. P 1861-62, p. 242. Dans la séance de février 1864, Ubicini donna lecture d'une autre nouvelle de Z. Carraud : Le cuisinier du grand Frédéric. Comptes rendus, 11e année, P. 1863-64, p. 535.
(2) - 1853, in-12. Se vendait 75 centimes. Seconde édition, 1862, à 1 Fr. avec un titre un peu modifié: Contes et historiettes. Troisième édition, 1866.
(3) - Livre de lecture courante à l'usage des écoles primaires, in-12, 1 Fr. Un personnage réel a servi de modèle à Maurice: le père Robin, artisan de Nohant, grand-père de l'abbé Moucheboeuf.
(4) - In-12 illustré de 50 vignettes par E. Bayard, 2 Fr.
(5) - Illustré de neuf vignettes de G. Fath, 2 Fr.
(6) - 1866, in-12. A eu au moins trois éditions. Roman où elle imite la manière de Balzac.
(7) - 1867, in-12, 3 Fr. 50.
(8) - De la plus pure orthodoxie au regard de l'économie politique libérale.
(9) - 1868, in-12.
(10) - 1868, in-12, ill. de 17 vignettes, 2 Fr. (fait partie de la Bibliothèque rose).
(11) - Périodique illustré publié chez Lahure, à partir de 1857 ; Z. Carraud cessa d'y collaborer après 1860. On trouve dans la plupart de ses historiettes quelques détails se rapportant à Issoudun ou à la région. Une nouvelle, L'entant charitable, conte chinois (11 septembre 1858 et suiv.), fut sans doute inspirée par Borget. Signalons en passant la collaboration au même recueil d'une autre femme de lettre berrichonne, Adrienne Depuichaut, originaire de Châteaumeillant (Cher), auteur, sous le pseudonyme d'Aymé Cecyl, de quelques ouvrages d'histoire locale.

Ces écrits incessants ne l'empêchaient pas de sentir assez durement le poids de la vie en pleine campagne ; elle en rompait la monotonie par des séjours à Bourges. Sa lettre de mars 1850 à Balzac nous l'y montre rue des Rais (aujourd'hui rue de la Thaumassière), je ne sais chez quels parents ou amis. On voit par sa correspondance avec Mme Ubicini qu'elle y était en juin et en novembre 1855. Mais c'est Paris surtout qui l'attirait : "Je meurs d'ennui ici, mais je suis trop malade pour retourner à Paris où je voudrais être" (1). Cependant, le vide se faisait autour d'elle. Le commandant, depuis de longues années impotent (2), s'était éteint le 13 février 1864 (3). Yorick avait été tué sur le champ de bataille de Sedan. Silas était mort quatre ans plus tard. Borget l'avait suivi de près. Ivan lui-même avait précédé sa mère dans la tombe (11 septembre 1881).
Tout en faisant de longs séjours à Paris chez sa belle-fille, où elle mourut, 10, avenue de l'Opéra, le 24 avril 1889, elle avait gardé son domicile à Nohant. Ses restes y furent ramenés et inhumés en présence d'une véritable foule dans le petit cimetière où les sépultures de toute la famille (4) sont groupées à l'ombre de beaux ifs. […].

 Silas TOURANGIN (1790-1874)

(1) - A Mme Ubicini, Nohant, 15 mai 1856 (communication de Mme Deslis).
(2) - Il marchait difficilement dès mars 1835 (lettre de Z. Carraud à Balzac, no 81). Une photographie, qui devait dater de 1860 environ, le montrait dans une petite voiture l'air martial encore, avec une longue moustache tombante comme en portaient les officiers d'Algérie. Une autre faisait voir Silas debout sur le pas de sa porte cochère, coiffé d'un chapeau à larges bords de soldat laboureur. Ces images, que m'avaient montrées Mlle Ubicini, ont disparu après elle. L'hebdomadaire Match de décembre 1939 a donné un portrait de Zulma Carraud et d'Ivan enfant.
(3) - Il était membre correspondant de la Société du Berry à Paris, qui a donné sur lui une notice biographique dans le XIe volume de ses Comptes rendus (P. 1864, in-8, p. 612), sous les initiales d'Ulric Richard-Desaix. La majeure partie de cette notice et la plus intéressante est due à "un des meilleurs amis de M. Carraud", à " un de ceux qui l'ont le mieux connu". Borget? Pérémé?.
(4) - Son frère Silas Tourangin qui fût maire de Nohant, son fils Ivan, inspecteur général des eaux et forêts, conseiller général du Cher, sa belle-fille Zoé de Ridder, son petit-fils le compositeur Gaston Carraud, Grand Prix de Rome. Et aussi une commensale, Zulma Martin (1836-1924) fruit de l'adultère du Commandant François Carraud et de Zélie MOYNAULT (alors âgée de 15 ans), une cousine de Zulma Carraud qui s'est ensuite mariée à Pierre-Antoine MARTIN Percepteur à Vierzon.
Un cénotaphe rappelle la mémoire de Yorick.

 

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