Page 46 - PetiteJeanne
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«Voyons, Marguerite, continua Jeanne, conte-moi pourquoi tu ne peux pas rester longtemps dans la
même place. Qu'est-ce qui te pousse à toujours changer?
--Veux-tu que je te le dise? c'est que mes maîtres ne m'ont jamais aimée.
--Mais, dis donc, Marguerite, les aimais-tu, toi, tes maîtres? Tu n'aimes seulement pas le bon Dieu!
Est-ce que je ne te vois pas le soir agacer Claude pour le faire rire pendant la prière, au lieu d'écouter
notre maître? A l'église, tu parles, tu ris, tu fais la belle; tu n'entends pas un mot de ce que dit M. le
curé, et tu ne vas jamais à confesse. Sais-tu que c'est bien vilain tout ça?
--Ne voilà-t-il pas un grand mal! Je ne fais de tort à personne.
--Mais c'est à toi que tu fais tort, sans compter que tu donnes le mauvais exemple. Est-ce que l'église
n'est pas la maison du bon Dieu? Prends-tu ces airs-là quand la maîtresse t'envoie porter quelque chose
chez Mme Dumont? ris-tu, parles-tu, quand tu es dans ses belles chambres?
--Ma Jeanne, je n'ose seulement pas lever les yeux!
--Est-ce que le bon Dieu qui est au ciel n'est pas plus que Mme Dumont? As-tu seulement pris garde
comment ces dames se tiennent à l'église, où elles restent à genoux les trois quarts du temps? Je vais te
dire la vérité, moi: on ne t'aime pas parce que tu n'aimes personne et que tu ne sais pas retenir ta
langue. Si tu priais Dieu de tout ton coeur, si tu aimais ceux qui t'entourent, tu verrais comme tu serais
heureuse! D'ailleurs, c'est la volonté du bon Dieu que l'on s'aime les uns les autres, puisque l'on ne peut
pas vivre tout seul. Je sais bien ça, moi, qui aimais tant ma chère mère Nannette: quand je l'ai perdue,
c'était comme si j'eusse été seule sur la terre, et, si je ne m'étais pas attachée a nos maîtres, j'aurais fini
par mourir de chagrin de n'avoir personne à aimer. Crois-moi donc, Marguerite, reste avec nous autres,
aime-nous bien, et tu verras comme tu seras contente!»
Mais Jeanne eut beau dire, Marguerite voulut quitter le Grand-Bail.
Jeanne est menacée d'une plainte en contravention.
Le jour de la Saint-Jean, chacun mit ses plus beaux habits pour aller à la fête, et prit à peine le temps
de déjeuner. La maîtresse resta toute seule avec Jeanne et le porcher, qui pleurait dans un coin.
«Maîtresse, laissez-le donc aller avec les autres, ce pauvre petit! je soignerai ses bêtes, et elles ne
mourront pas pour rester au tect toute la journée.
--Allons, porcher, dit la maîtresse, va donc, puisque la petite Jeanne le veut. Tiens, voilà cinquante
centimes pour t'amuser.»
L'enfant ne se le fit pas dire deux fois, et il courut s'habiller.
A trois heures, Jeanne fit sortir toutes les bêtes à laine pour les promener un peu, et elle les mena dans
un champ tout près de la maison. Il n'y avait pas longtemps qu'elle était là, quand elle vit passer un
chien avec la tête basse et la queue serrée: ses trois chiennes se mirent à sa poursuite en jappant.
Jeanne, qui voyait bien que c'était un chien malade, criait et courait après les siens pour les faire
revenir. Enfin elle en vint à bout; mais, pendant ce temps-là, les moutons étaient entrés dans une pièce
d'avoine qui ne dépendait pas de la ferme, et le propriétaire se trouvait là en ce moment avec deux
personnes.
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