Page 3 - PetiteJeanne
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1884

                           PREMIÈRE PARTIE.

                         ENFANCE DE JEANNE.

                                           La mère Nannette.

Il y avait dans un bourg du département du Cher une bonne veuve âgée de soixante ans, qu'on appelait
la mère Nannette. Elle possédait une petite maison avec une petite chènevière et un jardin planté de
pommiers, de pruniers et de groseilliers. Du côté du chemin, un gros noyer, qui avait plus de cent ans,
ombrageait le devant de sa porte. Quand les fleurs de cet arbre ne gelaient pas au printemps, il donnait
assez de noix à la mère Nannette pour qu'elle eût sa provision d'huile l'année suivante. S'il se faisait
deux bonnes récoltes de suite, elle vendait une partie des noix, ce qui lui donnait un petit profit.
Quoiqu'elle possédât une vigne et un beau morceau de terre, elle n'avait que bien juste ce qu'il lui
fallait pour vivre.

Elle semait du froment deux années de suite dans son champ, qui, la troisième, rapportait
alternativement du trèfle et des pommes de terre. Elle récoltait assez de blé pour se nourrir pendant les
trois ans. Mais si l'année était mauvaise, la mère Nannette vendait la pièce de toile qu'elle avait fait
faire avec le chanvre amassé et filé pendant quatre ans. L'argent qu'elle en retirait lui servait à
compléter sa provision de blé; et, malgré tout cela, elle pâtissait bien un peu l'hiver.

Pour que la terre rapporte chaque année sans se reposer, il faut beaucoup de fumier; la mère Nannette,
qui le savait bien, avait une vache et une chèvre qu'elle menait paître sur les communaux et le long des
haies. Avec leur lait elle faisait du beurre et des fromages, qu'elle vendait à la ville voisine. Quand ses
bêtes étaient rentrées à l'étable, elle allait chercher pour elles de l'herbe dans les champs et au bord des
ruisseaux. Comme elle les tenait bien proprement, elles étaient en bon état. L'hiver, elles mangeaient
ou du trèfle qui avait été rentré bien sec, ou du regain récolté après la fauche des grands foins.

La mère Nannette vendait son vin et ne buvait que sa boisson1; mais, comme l'argent qu'elle tirait de
son vin suffisait bien juste, avec celui de son beurre et de ses fromages, à payer l'impôt et les façons de
son champ et de sa vigne, et qu'il lui fallait encore se procurer quelque argent pour son entretien, elle
élevait des oisons qu'elle achetait au sortir de la coque. Elle se donnait beaucoup de mal pour appâter
ces petites bêtes et pour les garantir du froid pendant la nuit. Ses voisines plumaient leurs oies quatre
fois avant de les vendre; mais la mère Nannette disait que c'était une mauvaise méthode, parce qu'ainsi
la plume n'avait pas le temps de se nourrir, et elle ne plumait les siennes que trois fois; puis elle en
vendait la moitié pour la Toussaint et l'autre moitié à Noël.

Note 1: Eau passée sur la râpe ou le marc de la vendange.

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